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Homère, la muse, le poète, le poème, l'héritage

Les Vies d’Homère

On désigne sous ce titre un ensemble d’une douzaine de textes grecs, les plus anciens remontant aux environs du 2e siècle après J.-C. et les plus récents au début de l’époque byzantine. Les Vies les plus connues sont la Vie d’Homère du Pseudo-Plutarque, la Vie d’Homère du Pseudo-Hérodote et l’anonyme Dispute d’Homère et d’Hésiode. Ces courts récits biographiques hérités des Anciens et insérés le plus souvent en tête des manuscrits de l’Iliade et de l’Odyssée ont longtemps été édités en même temps que les œuvres du Poète mais ont fini par susciter la méfiance puis par tomber dans un oubli relatif à partir de la fin du 18e siècle, à mesure que progressait la critique philologique. Il est vrai que ces Vies d’Homère, du fait des éléments extraordinaires qu’elles contiennent, ont de quoi surprendre le lecteur moderne. Le goût antique cependant s’accommodait fort bien de notations étranges voire surnaturelles qui ne conduisaient nullement lecteurs ou auditeurs à mettre en question la véracité d’un récit. L’attribution d’une des Vies à des auteurs aussi respectés que Plutarque, la présence dans ces textes de citations d’Aristote et d’Éphore, montrent que ces textes étaient pris au sérieux.


Les Vies de héros

Une comparaison avec d’autres Vies, consacrées à des personnages historiques ou à des héros mythiques, permet de mieux comprendre la façon dont nous devons lire ces récits. Si l’on consulte simultanément la Vie d’Homère du Pseudo-Plutarque et certaines œuvres du véritable Plutarque, par exemple, on note quelques similitudes dans la composition et dans les thèmes abordés. Les Vies du Poète ressemblent beaucoup à des Vies de héros et de personnages semi-légendaires : on retrouve les mêmes éléments fixes que sont la naissance, les épreuves, la mort, les infirmités, l’intervention des oracles et parfois la présence d’une énigme associée à la mort.


La Vie de Thésée

La Vie d’Homère fait plus particulièrement penser à la Vie de Thésée, héros le plus illustre d’Athènes et roi légendaire de la cité. La très haute antiquité des faits et l’imprécision mystérieuse qui entoure un passé prestigieux expliquent en partie ce rapprochement. Mais plus fondamentale peut-être est l’héroïsation d’Homère, avec l’institution progressive de fondations religieuses en son honneur en divers endroits du monde grec. Homère, un poète pourtant et non pas un guerrier, devint progressivement une figure importante de la religion grecque, comme Thésée à Athènes ou d’autres héros dans le reste de l’Hellade.


Le culte d’Homère

Par les honneurs qui lui étaient rendus, Homère fut en effet l’objet d’un culte qui s’apparente aux cultes héroïques. Différents témoignages montrent que son cas n’était pas isolé. Un culte en l’honneur du poète Archiloque est attesté, à côté de celui d’Homère, par le double témoignage d’Aristote et de l’ « inscription de Mnêsiépês », un document épigraphique du 3e siècle avant notre ère. Dans sa Rhétorique, Aristote prête à Alcidamas les propos suivants : « Tous les peuples honorent les sages : par exemple les Pariens ont honoré Archiloque, malgré ses diffamations ; et les habitants de Chios Homère, qui pourtant n’était pas leur concitoyen. » D’autres œuvres antiques mentionnent encore un culte d’Homère. La Dispute d’Homère et d’Hésiode, par exemple, mentionne le cas d’Argos : « Les dirigeants des Argiens […] gratifièrent celui-ci de présents somptueux. Ils lui élevèrent une statue de bronze et décidèrent par décret qu’un sacrifice serait accompli en l’honneur d’Homère chaque jour, chaque mois et chaque année, et qu’un autre sacrifice serait dépêché tous les cinq ans à Chios. Voici ce qu’ils gravèrent sur la statue :

C’est le divin Homère, celui qui célèbre l’Hellade  Orgueilleuse, en chantant nombre de vers inspirés –  Et avant tout les Argiens, vengeurs farouches d’Hélène,  Ceux qui surent briser Troie aux sublimes remparts.  Reconnaissants, les gens de la grande cité lui consacrent  Cette statue, un présent digne des dieux immortels.

Strabon de même nous dit en décrivant Smyrne : « Il y a aussi une bibliothèque et l’Homereion, un portique à quatre côtés contenant un sanctuaire d’Homère et sa statue en bois. »


Un statut quasi divin

Regarde celui qui tient une épée à la main  Et vient devant les autres comme un prince :  Celui-là est Homère poète souverain.

Dans son Histoire variée, Élien évoque lui aussi le statut quasi divin d’Homère : « Les Argiens attribuèrent la palme de la poésie à Homère et rangèrent tous les autres poètes après lui. Lors des sacrifices, ils invitaient comme hôtes Apollon et Homère. » Et il décrit, plus loin, un édifice témoignant de ce statut : « Ptolémée Philopator fit préparer un temple pour Homère. Il y installa une statue fort belle qui le représentait assis et disposa autour d’elle, en cercle, les villes qui s’arrogent la naissance d’Homère. » Un détail iconographique confirme ces témoignages littéraires : sur les représentations antiques du Poète qui nous ont été conservées, Homère porte un bandeau noué autour de la tête. Cet ornement très prestigieux, qui fait songer aux « diadèmes » des rois hellénistiques, se retrouve en effet sur des portraits de héros et de poètes – Musée, Linus, Sappho, Alcée, Eschyle, Sophocle – et indique des honneurs religieux. Le culte d’Homère s’écartait pourtant des cultes héroïques habituels : il s’accordait mal avec l’enracinement local que suppose la vénération d’un héros civique, fondateur et protecteur d’une communauté bien précise. Les cités grecques se sont bien disputé le titre glorieux de « patrie d’Homère », comme l’atteste le texte d’Élien, mais ces violentes polémiques restèrent vaines en raison des insurmontables incertitudes de la légende.


L’héritage des « Éloges »

Les Vies d’Homère doivent être lues en tenant compte d’un changement de registre : la transmission du mythe par l’écrit confirme et perpétue l’héroïsation du Poète, qui échappe largement aux modèles traditionnels des cultes civiques. On pourrait être tenté de croire, comme certains critiques modernes, que ces biographies antiques sont de pures fictions entièrement rédigées à une époque tardive pour satisfaire le goût pour les mythes et l’insatiable curiosité érudite du public antique. Or ces récits, s’ils datent bien d’une époque éloignée de celle d’Homère, contiennent pourtant des éléments anciens, comme le prouve l’énigme des pêcheurs. Cette anecdote serait rapportée par Héraclite et pourrait donc remonter au 6e siècle avant J.-C. Pindare lui-même, selon le témoignage d’Élien, savait que les Chants cypriens passaient pour avoir été composés par Homère pour servir de dot à sa fille. Il est même envisageable qu’à la source d’anecdotes particulières ou de passages d’inspiration poétique repérables dans les Vies se trouvent des « éloges » composés à l’occasion des cérémonies cultuelles. Cette possible origine cultuelle n’exclut pas que le noyau de ces Vies (et tout spécialement les parties versifiées) ait été ensuite retravaillé par les rhapsodes. En effet, selon des sources antiques, les rhapsodes, et notamment les Homérides, ne se contentaient pas d’interpréter les œuvres d’Homère : ils pouvaient aussi raconter des épisodes de la vie du Poète. Selon le rhapsode Ion, dans le dialogue platonicien du même nom, l’art du rhapsode est même avant tout un art de l’éloge. La « vie » et l’ « éloge » sont étroitement apparentés et lire aujourd’hui ces Vies d’Homère, c’est encore adresser au Poète louanges et marques d’admiration.


La question homérique

Les Vies d’Homère rapportent les opinions contradictoires qu’a pu susciter Homère dans l’Antiquité, le plus souvent en laissant le choix au lecteur, conformément à l’usage antique. Elles sont cependant d’accord sur un point : le Poète a bel et bien existé. Les Anciens n’ont en effet jamais remis en question l’existence d’Homère, même si très tôt, et aussi loin que nous puissions remonter dans l’histoire littéraire de la Grèce, son œuvre fut violemment contestée. Il est ainsi remarquable que l’une des premières attestations du nom d’Homère se trouve chez Héraclite, dans un passage très critique à l’égard des poètes. C’est cependant aux Modernes qu’il revint, au 18e siècle, de nier l’existence d’Homère. Dans son ouvrage posthume paru au seuil de la Régence, les Conjectures académiques, l’abbé d’Aubignac affirmait qu’Homère n’avait pas existé, lançant ainsi la célèbre « question homérique », qui passionne encore les érudits et les chercheurs. Dans une période d’effervescence, en 1794, le philologue allemand Friedrich August Wolf fit paraître ses Prolegomena ad Homerum : la question homérique était relancée et l’existence d’Homère à nouveau niée. La réception des Vies d’Homère se ressentit longtemps des querelles nées de la question homérique.


L’énigme des pêcheurs

Pourtant, ces Vies entendent nous livrer sur Homère une vérité ou du moins un enseignement original dont oracles et énigmes sont peut-être le cœur. De ce point de vue, l’énigme des pêcheurs retient particulièrement l’attention. Cette anecdote, dont on connaît plusieurs versions concurrentes dans l’Antiquité, a fait l’objet d’un certain nombre de commentaires modernes, notamment philosophiques : citée par Héraclite et donc remontant au moins au 6e siècle avant J.-C., elle conserve encore son ambiguïté et sa force énigmatique. Voici cette anecdote telle qu’elle est relatée par le Pseudo-Plutarque : « Peu de temps après, alors qu’il se rendait par mer à Thèbes pour les Cronia (un concours musical qui a lieu là-bas), il vint à Ios. Là, assis sur un rocher, il observa des pêcheurs qui venaient vers lui. Il leur demanda s’ils avaient quelque chose. Comme ils n’avaient rien pris et que, faute de poissons à pêcher, ils s’étaient épouillés, ils firent cette réponse : "Ce que nous avons pris, nous l’avons laissé, ce que nous n’avons pas pris, nous le portons", en voulant dire qu’ils avaient tué et laissé sur place les poux qu’ils avaient pris, mais qu’ils portaient dans leur vêtement ceux qu’ils n’avaient pas pris. N’ayant pu trouver la solution, Homère mourut d’abattement. »


Homère citoyen du monde

Face au silence d’Homère sur lui-même, on trouve les multiples etsempiternelles revendications des cités qui prétendaient être sa patrie ; traditionnellement, sept cités se le disputaient, comme le résume l’épigramme de l’Anthologie Palatine : « Elles sont sept à se disputer l’origine d’Homère : Chios, Colophon, Cumes, Smyrne, Pylos, Argos et Athènes. » Mais en vérité elles étaient bien plus nombreuses. Ce qui faisait dire à Proclus :

Partout chaque cité revendique Homère si bien qu’on pourrait le dire citoyen du monde.

Ces prétentions, les Vies d’Homère nous les rappellent mais le plus souvent en laissant le lecteur choisir. C’est là une caractéristique de la légende d’Homère : chacun le revendique et il demeure à tous. Au reste, l’universalité et le panhellénisme d’Homère, tout comme son autorité, font partie de sa légende, dès les premières attestations de son nom. Cette double facette, appropriation locale et vocation universelle, se retrouve sur les monnaies antiques à l’effigie d’Homère : d’un côté apparaît le génitif du peuple qui s’approprie le Poète, de l’autre un portrait si commun qu’on a pu penser qu’il avait pour origine la même représentation, celle de la statue d’Homère érigée à Alexandrie par Ptolémée IV. Cette statue, placée dans le temple d’Homère, l’Homereion, était d’ailleurs, selon le témoignage d’Élien, entourée des villes qui affirmaient être sa patrie. Le caractère composite des patries d’Homère est enfin à l’image de la langue homérique : il a souvent été remarqué que l’aire géographique définie par les premières cités qui revendiquent Homère, Chios, Smyrne, Colophon et Cumes, correspond aux particularités de la langue homérique.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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